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La vie de l'association

Note de lecture du professeur LUC concernant l'ouvrage de Francis Mézières

Francis Mézières, Alger, 24 janvier 1960, t.1 : Genèse du suicide de l’Algérie française, t. 2 : Mythes du suicide de l’Algérie française, Les Éditions d’Alésia, avril 2018(1)

Note de lecture

Professeur Jean-Noël LUC - Sorbonne Université

Des faits à la désinformation et à un nouvel objet d’histoire

Ce dimanche de janvier 1960, plusieurs milliers de Français de souche européenne manifestent au centre d’Alger, malgré l’interdiction, contre le limogeage du général Massu, en désaccord avec la voie de l’autodétermination choisie par De Gaulle. À la faveur de la grève générale, les activistes de l’Algérie française espèrent refaire le 13 mai 1958 avec le soutien d’une partie des troupes. Des armes sont mises en batterie dans plusieurs bâtiments. Des barricades s’élèvent. Le rassemblement tourne à l’insurrection. À 18 heures, les autorités font intervenir les 1 074 militaires de 15 escadrons de gendarmerie mobile (EGM). Mais les gendarmes essuient un feu nourri, pendant 37 minutes, jusqu’à l’arrivée des parachutistes, acclamés par une foule avec laquelle certains d’entre eux sympathisent. Bilan dramatique : 8 manifestants tués par balles et 51 blessés, 14 gendarmes tués par balles et 119 blessés (72 par balles, 21 par éclats de grenades ou d’engins explosifs). « La foule, surexcitée depuis des heures, "chauffée" par les slogans, atterrée par la fusillade, se "paye" du gendarme. On se rue sur les blessés pour les achever » écrira le journaliste Yves Courrière, avant de poursuivre : « pour les manifestants qui ne savent rien, ni du plan de feu, ni des pneus bourrés d'explosifs lancés contre les gendarmes, ni des pains de plastic piqués de crayons allumeurs jetés des fenêtres, ce sont les gendarmes qui ont tiré les premiers. Ils doivent payer »(2). Assommé, puis capturé, un mobile subit plusieurs sévices avant qu’un manifestant âgé ne s’interpose : absorption forcée d’eau, par un tuyau enfoncé dans sa bouche, jusqu’à la perte de connaissance, pendaison par une jambe dans une cage d’escalier, coups répétés.

Les vrais fautifs ? Pour les partisans de l’Algérie française, les mobiles, dopés à l’alcool, ont tiré sans sommations sur des citoyens contraints de se défendre. Mais la version change lorsque plusieurs témoignages réfutent cette accusation. Envoyés par le chef de l’État, des « barbouzes » déguisés en gendarmes auraient tiré dans le dos des escadrons et sur les manifestants. Jusqu’à nos jours, les publications favorables à l’Algérie française cuisinent les mêmes ingrédients : forfait des mobiles ou complot gaulliste. Quand ils ne se contentent pas d’une phrase lapidaire, renvoyant les adversaires dos à dos, les travaux sérieux mentionnent très rapidement, sauf exception(3), le déclenchement de la fusillade par les insurgés et la riposte des gendarmes.

Cinquante-huit ans plus tard, l’événement est enfin traité comme un objet d’histoire autonome. Et quelle histoire ! Un monument : 1 792 pages au style fluide. Un auteur titulaire d’une maîtrise d’histoire, officier des troupes aéroportées pendant son service national, puis officier de gendarmerie, en particulier instructeur au centre de Saint-Astier, jusqu’en juin 2018. Un corpus archivistique impressionnant. Une reconstitution méticuleuse des faits, heure par heure, mètre par mètre. Des investigations d’OPJ sur les trajectoires balistiques et les blessures des victimes.

Quelques conclusions

D’abord, la responsabilité incontestable des activistes dans le déclenchement et l’ampleur de la fusillade. De multiples témoins, y compris parmi les protestataires, décrivent, tous de la même manière, les premiers coups de feu, puis les premières rafales d’armes automatiques, tirés par les émeutiers. De simples manifestants sont d’ailleurs touchés par des tirs fratricides venus d’un immeuble ou d’une barricade : « les numéros pairs tiraient sur les numéros impairs, si j'ose dire », rapporte un officier parachutiste lors du procès de l’insurrection.

Les mobiles avaient désapprovisionné leurs armes avant le début de l’opération. Pourquoi cette décision, non réglementaire, de leur commandant ? D’après l’auteur, car cet officier voulait absolument éviter tout coup de feu intempestif contre des manifestants. De plus, le soutien prévu des parachutistes, adulés par la population européenne, aux EGM devait garantir l’absence de tirs contre ces derniers. Comment les mobiles réagissent-ils aux milliers de balles tirées par des émeutiers armés notamment de fusils-mitrailleurs et de pistolets-mitrailleurs ? Par onze tirs de « légitime défense » (69 balles), tous identifiés. Pourquoi une riposte aussi limitée ? Choc de l’attaque ? Recherche d’un abri ? Évacuation prioritaire des blessés ? D’après l’auteur, la vraie raison de cette stricte discipline de feu s’explique autrement. D’abord, par la consigne donnée aux EGM : dégager une zone sans provoquer un bain de sang. Ensuite, par l’expérience du combat chez la majorité de leurs chefs, conscients de l’inutilité des tirs à l’aveuglette ou dans la pénombre.

Et les parachutistes du 1er REP et du 1er RCP ? Où étaient-ils passés après leur départ immédiat, assurent leurs chefs, pour aller soutenir les gendarmes, 400 mètres plus loin ? Le mystère est enfin levé. Le matin, ces soldats n’ont pas bloqué les participants à la manifestation – organisée avec la complicité de chefs militaires hostiles à De Gaulle, dont le colonel Gardes, futur dirigeant de l’OAS, et qui apparaîtra sur un balcon aux côtés des insurgés. Pendant la fusillade, et malgré les consignes reçues, ils sont maintenus sur place par leurs officiers. Sur la question déterminante de l’heure d’arrivée des paras, l’analyse méticuleuse – 44 pages ! – des contradictions, des informations horodatées invraisemblables et in fine des mensonges de leurs chefs est convaincante. Au cours des jours suivants, et alors que le général de Gaulle condamne le mouvement dans son allocution du 29 janvier, la bienveillance des parachutistes envers les insurgés limite la marge de manœuvre des autorités. Le 1er février, les derniers émeutiers retranchés se rendent aux légionnaires du 1er REP, qui leur présentent les armes.

Restent les mythes, forgés par les partisans de l’Algérie française pour entraver l’enquête judiciaire et fausser, jusqu’à nos jours, la compréhension des événements. Vrai cas d’école d’action psychologique, estime l’auteur, qui confronte à d’autres témoignages toutes les interprétations qu’il juge fallacieuses. Mais la désinformation trouve, jusqu’à nos jours, de multiples relais. Dans une autobiographie publiée en 2007, un ancien lieutenant au 1er REP minimise l’attaque des insurgés – à qui il rend hommage dans un récit postérieur – et dénonce la perte de sang-froid des gendarmes, rafalant à tort et à travers : « ils ripostaient par un feu nourri à ce qui était, très certainement, des tirs isolés de provocation, ce qui nous sera confirmé plus tard. […] [Leur] réaction, tournant à l’affolement, a été catastrophique ». Plus sobre, un ouvrage paru en 2018 sur « les vérités cachées » de la Guerre d’Algérie attribue le déclenchement de la fusillade à « un coup de feu, qui restera "d'origine inconnue" », une approximation parmi d’autres…

En prime, les portraits des protagonistes

Cette histoire d’un jour s’élargit à celle des événements survenus entre la manifestation de Sétif, en 1945, et la fusillade de la rue d’Isly, en 1962. Sans négliger la dimension militaire des affrontements, l’auteur propose une relecture de la Guerre d’Algérie sous l’angle inhabituel du maintien et du rétablissement de l’ordre. Il consacre en plus une notice à chacun des principaux acteurs du 24 janvier 1960 : les 64 chefs opérationnels des 15 EGM, les 18 officiers de l’armée, légalistes ou non, mêlés aux événements, et dont la complicité de certains avec les ultras est méthodiquement analysée, enfin les activistes à l’origine de la manifestation puis de la fusillade, et dont plusieurs participeront à la création de l’OAS. On comprendra mieux l’intérêt de ces coups de projecteur si l’on songe que plusieurs des militaires concernés ont également combattu pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre d’Indochine. Dernier geste envers les lecteurs : une annexe sur le destin militaire, politique et professionnel de 74 protagonistes des deux camps après 1962. Rien de superflu : la mémoire de l’armée, lissée par les amnisties successives, peut être très lacunaire à l’occasion de la promotion, de la décoration ou du décès de certains de ses cadres.

Une étude originale et féconde

Francis Mézières ne recule pas devant les plaidoyers et les réquisitoires, il est vrai toujours documentés. Sans doute les spécialistes de la Guerre d’Algérie discuteront-ils, et contesteront-ils peut-être, certains éléments de sa démonstration, que d’autres lecteurs préféreront rejeter en bloc. On retiendra ici les nombreux apports d’un travail érudit, enrichi par la double expérience d’un militaire et d’un professionnel de la police des foules. En premier lieu, une histoire totale, et à ce titre pionnière, d’une opération de maintien et de rétablissement de l’ordre. Totale, puisqu’elle réussit à croiser toutes les approches de l’événement : politique, sociale, tactique, matérielle, judiciaire, médico-légale, humaine et narrative. Et pas n’importe quel événement : le plus meurtrier pour la gendarmerie mobile, tombée ici dans la principale embuscade urbaine tendue à la force publique au XXe siècle. Un épisode curieusement oublié dans la mémoire de l’institution, alors que le nombre des acteurs-témoins s’est déjà beaucoup raréfié. La radiographie du 24 janvier 1960 à Alger complète également l’historiographie de la Guerre d’Algérie à propos d’un fait déterminant. D’abord, pour comprendre les origines du divorce entre la population européenne et les gendarmes mobiles. Ensuite, pour éclairer un peu plus la méfiance croissante entre la gendarmerie, qui, malgré des tiraillements parmi les départementaux et l’état-major en Algérie, reste fidèle au pouvoir légitime, et une partie de l’armée de Terre(4). Un nouvel ouvrage de référence existe désormais sur l’histoire des gendarmes mobiles, du maintien de l’ordre, de la Guerre d’Algérie et de l’armée.


(1) Commande en ligne ou à F. Mézières, BP 90107 - 24004 Périgueux CEDEX - 32 € le tome, 64 € les 2, franco de port.

(2) Yves Courrière, La Guerre d’Algérie, Paris, Fayard, 1968-1970, rééd. 2001, t. 2, p. 525 sq.

(3) Jacques Frémeaux, « Les barricades d’Alger (24 janvier-1er février 1960) », in A. Corbin, J.-M. Mayeur, La Barricade, Paris, Publications de la Sorbonne, 1997, p. 502 sq ; Emmanuel Jaulin, La Gendarmerie dans la Guerre d’Algérie, Paris, Lavauzelle, 2009, p. 266 sq (doctorat sous la direction de J. Frémeaux).

(4) Jacques Frémeaux, « La Gendarmerie et la Guerre d’Algérie », in J.-C. Jauffret et M. Vaïsse (dir.), Militaires et guérilla dans la Guerre d’Algérie, Bruxelles, Complexe, 2001, p. 73 sq ; Emmanuel Jaulin, op. cit., p. 266-368.